CGT – Soulages, la rencontre improbable
Aventurière devant l’éternel – n’ai je pas quitté « le pays qui m’a donné le jour »1 pour m’installer dans une région « peuplé[e] d’irréductibles [Bavarois] qui résistent encore et toujours à l’envahisseur [fédéral] »2 ? –, j’ai inscrit un nouvel exploit à mon palmarès en ne renonçant pas en janvier dernier à me rendre à… Paris ! Paris où, à peine arrivée, j’ai parcouru 9 km aller-retour de la gare du Nord à la porte de la Villette (salon du Travail et de la Mobilité internationale)… pour me rendre compte après coup que le métro circulait à nouveau.
Je n’en ai pas moins été confrontée, dès le lendemain, aux opposants à la réforme des retraites. J’avais prévu d’aller voir l’exposition3 que le Louvre consacre à Pierre Soulages à l’occasion de son 100e anniversaire. Or, la CGT en avait décidé autrement, qui bloquait depuis le matin tous les accès au musée. Lorsque je me suis présentée vers midi, à l’entrée située sous la Pyramide, une quinzaine de membres (ou sympathisants) du syndicat étaient en train de « saucissonner » aurait dit ma grand-mère maternelle, un tableau des plus insolites que j’ai pris le temps de contempler – voir des tableaux, j’étais venue pour ça, après tout !
Ne franchissant pas davantage le seuil du musée que les visiteurs qu’ils empêchaient de le faire, ces « travailleurs, travailleuses »4 m’ont renvoyée à ma lecture de l’ouvrage de Pierre Bourdieu L’Amour de l’art – Les musées européens et leur public5, dans lequel le sociologue emblématique de toute une génération écrit : « Je crois qu’une des fonctions du musée, objective, c’est précisément d’être quelque chose où tout le monde peut aller et où seuls quelques-uns vont. Le musée est important pour ceux qui y vont dans la mesure où il leur permet de se distinguer de ceux qui n’y vont pas. »
Et le fait que 89 %6 des Français aient de nos jours une image positive des musées ne signifie nullement que 89 % des Français s’y rendent. Si l’on considère en effet que parmi les personnes qui sont prêtes à patienter des heures pour découvrir la rétrospective d’un artiste coté, nombreuses sont celles qui ne font en réalité que céder à une envie générée par le battage médiatique autour de l’événement, force est de constater que le profil du visiteur (origine sociale, niveau de diplôme des parents, des visiteurs, CSP…) fréquentant les musées par « amour de l’Art » n’a pas autant évolué qu’on le souhaiterait.
Franchir le seuil d’un musée, c’est également franchir un seuil psychologique, ce que Bourdieu appelle la « barrière invisible et infranchissable », celle qui, explique-t-il, sépare ceux qui vont au musée de ceux qui n’y vont pas, les premiers ayant appris à voir, les seconds pas. Les premiers se sentent au musée comme un poisson dans l’eau, les autres illégitimes car dépourvus des codes d’accès à l’œuvre d’art7. J’ai la chance d’avoir bénéficié d’un accompagnement privilégié, celui de mentors ou, comme se qualifierait l’un d’entre eux, de tutélaires8 qui m’ont ouvert les yeux et appris à voir. Si, aujourd’hui encore, je ne pénètre pas dans un musée comme en terrain conquis, du moins ne m’y sens-je plus illégitime.
Ainsi en a-t-il été lorsqu’a enfin pu avoir lieu, deux jours après l’épisode ci-dessus, ma (toute première) rencontre avec les œuvres de Pierre Soulages. Rien à voir avec la réponse de l’un des membres du personnel du Louvre à ma question de savoir comment me retrouver au plus vite face à elles : « A la Samothrace, vous tournez à droite. Puis vous allez tout droit et lorsque c’est tout noir, vous êtes arrivée ! » Je n’ai pas vu que du noir, non, et cela je le dois à ce tutélaire auquel je faisais allusion plus haut, dont plusieurs recueils de poèmes sont nés de ses échanges avec Pierre Soulages. C’est en effet armée de ses vers que je suis entrée dans la lumière surgie de l’outrenoir.
« […] J’ai rencontré la nuit
Je l’ai multipliée par mille et une afin
De la connaître
Et l’investir des pleins pouvoirs
J’ai osé franchir mon angoisse
Et cueillir une anamorphose
A travers des sillons nocturnes
Un jour quelque chose a surgi
Un échantillon de l’éternité
Venue à moi du cœur de cette Nuit Obscure
"Fiat Lux" dirait le croyant à l’Icône
Le soleil de la vérité
S’est échappé des profondeurs […] »
Révélation, Michel Lagrange
1 Clin d’œil à la chanson Ma Normandie
2 On aura bien sûr reconnu un extrait de l’introduction des albums d’Astérix.
3 Soulages au Louvre, jusqu’au 9 mars 2020
4 Selon la formule chère à Arlette Laguiller et popularisée/moquée par les humoristes et autres imitateurs
5 Editions de Minuit, 1966
6 Sources : Image de soi – Image du visiteur et pratiques des musées, Hana Gottesdiener, Jean-Christophe Vilatte et Pierre Vrignaud, Culture Etudes 2008/3 / Vers une compréhension des déterminants de la fréquentation des musées d’art – Portrait actuel des visiteurs de musées d’art, Jason Luckerhoff, Communication Vol. 25/2, 2007
7 cf. au chapitre 3 de L’Assommoir d’Emile Zola, le récit de la visite du Louvre à l’occasion du mariage de Gervaise et de Coupeau
8 Adjectif signifiant protecteur, utilisé ici comme substantif au sens de mentor particulièrement attentif et bienveillant
